chant grégorien


 L'Eglise demande à son chant d'être porté sur la parole de Dieu: L'Ecriture Sainte en premier lieu. (L'Ecriture Saint prime sur d'autres produits littéraires.) Ensuite elle lui demande de mettre la parole dans le centre du souci musical, elle demande à la musique de porter la parole et non pas aux paroles de porter une musique qui nous emporte: Le sens de ce qui se dit prime, la compréhensibilité de ce qui se dit. (Le texte prime sur la musique.) Ensuite elle demande aux musiques d'être organiques, proche du corps et du naturel. (Le chant organique prime sur les instruments mécaniques. Les chants à rythme verbal et à déroulement du phrasé libre priment sur les chants qui se soumettent au carcan d'un rythme de danse ou de marche militaire.) Et de procéder organiquement de la tradition, c'est à dire qu'elle se pose contre la tendance adolescente à la rupture. (Non au fonctionnement de la mode des cantiques jetables.) (La tradition prime sur les nouveautés.) (Ou toute une théologie de la croix: les cantiques rejetés priment sur les cantiques jetables.) Ensuite elle demande à sa musique d'être universelle, de ne pas être liée à une seule culture, un seul groupe, une élite, un langage musical particulier. (L'universel -catholique- prime sur le particulier.) (Les musiques de type primitif qui se rejoignent dans leur formes modales versus les musiques élaborées, cultivées qui divergent de culture en culture...)

 C'est pour ces raisons sûrement, que le chant grégorien est le premier chant de l'église romaine, ceteris paribus. (Des mauvaises langues diront que ces critères se sont établis juste en fonction du chant grégorien, a posteriori, pour le défendre...)

 En économie, le ceteris paribus est un procédé d'analyse (statistique?): On étudie les variations d'une donnée/grandeur en fonction d'une seule autre grandeur/donnée (prima), à l'exclusion de celles (ceteris paribus) qui seront considérées provisoirement comme négligeables (subordonnées).

 En théologie, ceteris paribus me fait penser au primus inter pares. De là à servus servorum et pastor pastorum n'est pas loin pour préciser cette première position du chant grégorien dans le chant d'Eglise. Il s'agirait du chant des chants. De la matrice de tous les chants de l'église, de la référence de ses chants. De la mère des chants. Mais aussi de la servante des chants, de la servante exemplaire qui montre aux autres servantes le bon travail. La chef de cuisine. Cantus cantorum.

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  Où est la place de l'invention grégorienne après le concile qui encourageait les artistes compositeurs. Et comment l'inventeur se situera par rapport à la liturgie (qui ne requiert que des chants ayant acquis l'approbation épiscopale...). Suis je coupable de grave délit si par moment je me permets de chanter une centonisation de ma cuisine? Parce que ce n'est pas toujours évident de supporter le porte-à-faux dans lequel on se trouve avec le répertoire du graduel 1974, par rapport aux antiennes prévues par le missel romain officiel? Ces dimanches-ci il n'y a qu'à voir les communions du missel et les comparer à celles du graduel. Aucune correspondance. En même temps, cet écart était peut être voulu comme invitation généreuse aux compositeurs... vu qu'il est souvent impossible de trouver une mélodie grégorienne (même avec un recours au répertoire d'avant le concile) pour les antiennes indiquées par le missel... "Qu'il est grand ton amour, Seigneur, en lui s'abritent tous les hommes" par exemple, ou le nouvel introïte de Notre Dame des sept douleurs: "Le vieillard Simeon dit à la Vierge Marie..." etc. Pour moi, l'ad experiment(d?)um appartient dorénavant à ce genre de chantier.

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 Il ne faut pas se faire d'illusions: Il en va du chant propre de l'Eglise comme des vêtements liturgiques, des habits monastiques et presbytérales: Ils tirent tous leurs origines des habits de leur milieu contemporain et ambiant. Profanes. Les moines mettent les habits des pauvres de leur temps, les cléricaux mettent les habits des dirigeants et notables de leur temps. Avec sûrement assez vite (surtout au monastère) une uniformisation: qu'on ne se distingue pas trop l'un de l'autre. Première uniformisation synchronique si l'on veut. Une deuxième uniformisation sera diachronique: Les habits du monde changent vite, et plus vite que les habits uniformisés du clergé. A cette uniformisation s'ajoute d'ailleurs une codification et une symbolisation: une ritualisation. Les habits cléricaux ont une certaine tendance à rester uniforme dans le temps. Et là où ils ne restent pas uniformes, ils seront restaurés de temps en temps. Ces restaurations souvent renforcent les caractérisations symboliques. Certaines restaurations vont dans le sens de simplifications. Les uniformisations et restaurations s'accompagnent d'une réflexion théologique. Il faut justifier d'ailleurs que par le monde et par l'ambiante ce qu'on fait, ce qu'on met, ce qu'on chante.

 Dans un certain sens, les prêtres luxembourgeois ont raison de porter la même uniforme (costume cravatte) que les banquiers luxembourgeois. Moi, personnellement, ça m'a toujours choqué. Si l'on veut montrer que l'Eglise témoigne, à travers ce monde d'un autre monde, dans ce temps d'un autre temps, ce serait bien si ça se voyait dans ses habits. Le recours restauratif à des vêtements de tradition v/peut contribuer à ce témoignage.

 Dans une certain sens, c'est normale que les chants des églises empruntent leur langage musical à ce qui se pratique autour d'eux. Cela a donné des répertoires tout à fait respectables. Les origines du chant grégorien sont profanes (et peut être quelque peu synagogales). Les maîtres de la renaissance composaient apparemment dans le même style musique religieuse et profane. Mais le problème avec les auteurs-compositeurs religieux contemporains genre jazz, rock, pop... c'est comme remarquait une fois une amie: "Ils me donnent trop souvent l'impression de faire dans le religieux, parce qu'ils ont échoué dans le show-business de ce monde. Des chanteurs qui se rattrapent devant un publique gentil et docile pour livrer ce qui devant un publique plus exigeant ne passerait pas... " Ce ne sont pas les grandes compétences du pop qui vont vous faire des cantiques entraînants pour l'Eglise. Je ne dis pas que ce serait mieux. En tout cas ce ne serait peut-être pas pire que ce que nous livrent les bonnes volontés dont la musique a échoué ou trop vite démodé dans le monde. Le chant pop des églises a toujours un train de retard, on le sait. C'est ce qui le rend tellement ridicule aux yeux du monde.

 Luther dans son temps s'est révolté contre je ne sais plus quelle mélodie frivole utilisée pour je ne sais plus quel choral. Il a dû tout faire pour l'interdire. Aujourd'hui on pourrait le chanter. On ne se souviendrait plus des origines mondaines et profanes du chant. On ne les reconnaîtrait même plus, parce que le langage musicale pour dire séduction et lubricité aura bien changé.

 Parce que le langage musical et les chants de ce monde sont jetables. On rit demain de ce qui nous a touché, excité, fait pleurer aujourd'hui. C'est ce que l'Eglise essaye d'éviter. C'est ce que les églises ne réussissent pas toujours à éviter.

 Elle peut l'éviter en misant sur un travail de tri, de sélection, de sauvegarde, de restauration, de codification, de symbolisation, d'uniformisation (d'universalisation à travers espaces et temps) de théologuisation. C'est dans ce sens qu'on finira par qualifier le chant grégorien par "saint"...

 Il est saint parce qu'il est mort et ressuscité. Parce qu'il a beau avoir ses racines dans son temps (avec toute sa profanité), parce qu'on l'a conservé, il est hors du temps, hors de son époque, c'est un étranger, un autre... reflet de l'Autre. Il est retranché: sanctus, coupé. Et à la fois castré, par ses rénovations, il est comme castré de tout trop "de ce monde". De ses impulsions impudiques. Et déjà, en bonne partie, en soi, dès le départ,  il est un produit de gens coupés du monde, de cléricaux, de théologiens. C'est un produit d'élaboration théologique, de méditation, de contemplation et de réflexion. On ne peut pas en dire autant de tout chant et cantique religieux contemporain. La réflexion ne va pas pas toujours aussi loin. Le condensé d'une valeur, d'une idée, d'une notion, d'un sentiment théologique ne va pas pas toujours aussi loin. Bien sûr que ce condensé, ce concentré, après, a besoin d'un peu de temps, de patience, pour être re-développé, pour être rendu potable... il a besoin qu'on se penche sur lui. Ce n'est pas du fast food. Encore moins parce que ceux qui l'ont transmis et conservé ont continué à le mijoter. Parce qu'il peut toujours se mijoter. Parce qu'il est vivant.

 Ce n'est pas le chant de quelque nostalgie (en tant que tel il sera mort avec les derniers survivants témoins de la liturgie d'avant le concile qu'ils idéalisent avec leur enfance), mais le chant de l'avenir. Il ne s'agit pas de réchauffer des plats, mais de tous les jours les refaire avec des ingrédients toujours frais.

 On raconte que St Ambroise a crée ses hymnes pour réagir aux hymnes ariens. Il aurait pris leur forme musicale (l'aurait-il reprise telle quelle? Changée? Améliorée?), et réagi au contenu doctrinal de ses hymnes (hérétiques: ariens) en composant des textes orthodoxes. Est-ce à dire qu'il faudrait composer des hymnes christiques dans le style Rock pour réagir à certains courants satanistes dans cette branche de musique populaire?

 Et que faut-il penser de l'Eglise qui de temps en temps fait le ménage avec le trop de cantiques florissant dans tous les sens? Quand la liturgie romaine (par décision? par décret ou par habitude?) ne se sert que de textes bibliques dans sa liturgie comme 'librettos'... Quand le concile de Trente met fin aux Proses, Séquences, et tous ces grand-parents de nos cantiques. Quand Pie X (et suivants)  aimerai(en)t remplacer les cantiques par le propre grégorien.



 Je crois qu'on a raison de dire que le chant grégorien est un chant de luxe. C'est un chant que demande pas mal d'investissement, pas mal de temps d'apprentissage (surtout si on n'est pas né dedans). C'est tout l'apprentissage du langage d'un monde précieux, fragile et luxueux. Le chant grégorien va de pair avec des belles fresques, des cathédrales exubérantes, des lourdes tapisseries, des orfèvreries rutilantes. De l'or, de l'encens, des vêtements liturgiques brodés au fil d'or... Mais ce n'est pas forcément le chant des riches, c'est plutôt une richesse pour les pauvres. Du seul fait de son partage par nature: Comme tout chant, ce chant se donne à tous, riches et pauvres. Avec peu de moyens techniques d'ailleurs. Pas besoin de grande caisse, d'instruments à cordes, ni d'orgue, ni piano, pas besoin de cymbales, de trompettes et de batteries. Dans ce sens, ce chant riche en exploits vocaux est pauvre en exigence instrumentale.

 Le chant grégorien, et toute la théologie liturgique qui va de paire, tous ces trésors, n'est- ce pas un peu ce que des générations avant nous ont fait de leurs excédents économiques. Au lieu de les lancer sur la lune, dans l'espace, dans les feux d'artifices de guerres plus ou moins froides (ou chaudes), ils les investissaient dans la liturgie. Ils se payaient une liturgie riche et soyeuse, raffinée et complexe.

 Eh oui, les trésors du chant grégorien: Poussiéreux, sous clé, cachés, perdus, requérant une quête et une longue recherche... enfouis, jetés, oubliés, relégués au passé et aux légendes.

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 Le gloria de la messe de Lourdes (Lécot/Décha) a quand-même ce trop fameux défaut de mettre un accent musical et rythmique sur IN, sûrement le mot le plus important et le plus accentué de cette "acclamation" latine. Gloria, gloria, IN excelsis Deo.
 C'est parce que certains chants ont un défaut qu'ils deviennent lassant. Contrairement au répertoire grégorien dont on est loin d'avoir (é)puisé la finesse et la richesse, parce qu'il est mieux inspiré.
 On m'a fait savoir que pour mériter d'être gardé dans le répertoire de Lourdes, les chants de Lécot font l'épreuve du feu de la foule. Si un chant tient bien dans la foule, si la foule l'accueille sans le déformer, il est admis.
 Rien de moins étonnant du coup que d'être traité de snob et d'éclectique si vous préférez l'autre répertoire. Alors qu'il pourrait très bien faire l'épreuve du feu d'une foule qui n'apporte pas seulement ce qu'elle est à la messe (pour le partager), mais qui vient pour se former à la foi de nos ancêtres, à ce que la grâce de Dieu a fait surgir dans l'Eglise, à ce que cette grâce a inspiré à la communion des saints.

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 Il y a des prêtres qui ne supportent pas d'entendre du chant grégorien à la messe sans qu'ils se sentent tout de suite obligé de se rattraper en chantant autre chose. Comme s'il fallait gommer se qu'on vient d'entendre, comme s'il fallait rééquilibrer quelque chose qui vient de déséquilibrer... A une messe de semaine par exemple, où ils ne chantent jamais de chant de communion, il suffit de proposer la communion grégorienne, et voilà qu'ils entonnent tout de suite après un chant rythmé vernaculaire.

Cela me fait penser à ce brave petit curé à Rocamadour à qui on avait proposé de chanter un samedi à la messe en honneur de la Vierge Marie le Kyriale X. (Il était d'origine protestante, si je suis bien informé, une vocation tardive.) Il nous faisait répéter les paroles du Sanctus et de l'Agnus, en français, tout de suite après le chant: Saint, saint, saint le Seigneur... Agneau de Dieu... C'était cocasse.
 Quelques mois plus tard, il célébrait une messe qui accueillait une chorale espagnole qui chantait le même texte (en latin) dans une polyphonie rythmée... là il ne nous faisait rien répéter... comme s'il n'y avait pas eu de trop sacré à gommer.

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L'autre jour, toujours à Rocamadour (où l'équipe des prêtres a bien changé depuis le Père Bock (il s'appelait) qui demandait de rattraper/gommer le latin du grégorien en récitant la même chose en français...) il y avait une messe animée par trois jeunes filles qui avaient amené leurs chants bien (contre-)rythmés du renouveau. Un amalgame de syncopes, retards d'accent sur les temps forts, avancés d'accent sur les temps forts, contre-accents sur des mots qui en français normal ne seraient pas accentués,  impossible de comprendre le texte -qui pourtant était en français- qu'elles chantaient. Ah, me disais-je, si c'est pour chanter des textes dont l'auditoire ne comprend plus rien, on n'avait pas besoin d'évacuer le latin. Moi aussi je comprends en générale ce que je chante en grégorien, comme les filles qui avaient leur texte sous les yeux. Et les gens qui écoutent se plaignent de ne pas comprendre, ou ils se laissent bercer dans le chant en toute confiance et sans comprendre...
Et que penser des chants latins polyphoniques de Kyrie, Sanctus, Agnus du renouveau? Déjà, s'il n'y a pas le tapis polyphonique, les premières voix sont pauvres et pas très chantantes... ensuite, l'accentuation latine est assez mal respectée. Souvent, au profit d'une mélodie qui veut primer manifestement, c'est une torture du texte.

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Quand certains zélateurs dans l'église ont jeté les trésors liturgiques après le concile, certains chercheurs et pas mal de musiciens se sont investis dans ce répertoire, l'ont fait avancer et l'ont sauvegardé.

C'est à la fois une chance, car on ne peut plus interpréter de la même manière postromantique les chants grégoriens qu'on les chantait dans les années 50, et les nostalgiques de cette méthode (dite souvent de "Solesmes"), qui a sûrement contribué à ridiculiser ce chant, ont musicologiquement tort. Ils ont le droit de chanter de cette manière comme un archaïsme, c'est sûr (il faudrait que l'église redevienne consciente que tous ses stades de célébrations sont vénérables et méritent d'être revécus... à échelle réduite peut-être, ... mais à échelle réelle...), mais il ne faudrait pas qu'ils s'imposent à tout acte grégorien dans l'église.

Et ce n'est pas qu'une chance, car si -dans les critiques des restaurateurs du chant grégorien au 19e siècle- on entendait souvent déplorer que la musique des salons était entrée dans les églises, il n'est pas moins déplorable que dès de nombreux enregistrements de Solesmes et de St Wandrille, la musique d'Eglise est entrée dans les salons, où elle n'a pas perdu grand chose non plus. C'est une musique liturgique intimement liée à l'acte liturgique. Elle ne veut rien (ou pas grand chose) dire en dehors du déploiement de sanctification (Joseph Samson parlerait peut-être de musicalisation?) et d'incarnation de la très sainte liturgie catholique. Malgré ses vertus thérapeutiques, elle n'est pas une pure musique de thérapie, et encore moins en version enregistrée.

Personne n'interdira jamais de chanter du grégorien en concert, ni de l'enregistrer ni de le distribuer, car il fait partie du domaine publique. Personne n'interdira jamais de se calmer dans son salon en écoutant cette musique, ni d'en servir dans des séances de relaxations, mais il faut avouer que son vrai lieu, que sa plénitude, son épanouissement, son cadre idéal, c'est la liturgie.

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Je suis foncièrement convaincu que le chant grégorien est un chemin de sanctification. Si je dis sanctification, j'aimerais bien écarter d'emblée tout malentendu: Il n'y a pas de sanctification jamais acquise. On peut de plus en plus accueillir la sainteté de Dieu,  pour devenir saint, comme lui seul est saint (universellement bien intentionné à l'égard de tout le monde), mais nous pauvres fils et filles d'Adam et d'Eve, nous n'aurons jamais fini de rester loin de cet idéal qui pourtant est facile et qui devrait nous être plus naturel que notre nature même. Le chant grégorien ne devrait donc pas devenir un chemin d'arrogance, de croire mieux-savoir et mieux-pouvoir que les autres, mais un chemin toujours perfectible au service de tout le monde.

 Si, parfois on évoque les vertus apaisantes pour ceux qui écoutent du chant grégorien, l'effet calmant qu'a cette musique (encore que cela doit dépendre des interprètes...), je crois que la pratique régulière du chant grégorien a autant (et peut-être encore plus) d'effets sur celui qui le chante.
 Déjà, de l'une parce que le support (le texte) des ces chants est en majeure partie tiré des Ecritures Saintes. En chantant, on mange cette parole, on la proclame et on l'écoute.
 Puis il y a tout le travail de justesse et d'ajustement à faire, la musicalisation de l'homme, si j'ai bien compris ce concept de Joseph Samson: L'homme devient harmonieux par son ajustement aux harmonies musicales.

 Points à développer dans ce contexte: Le travail du don de soi dans la voie. La mise à nue, la vulnérabilité. La stricte versification versus la liberté. (Cela mériterait explicatation à l'occasion, et quoi qu'on puisse s'en étonner, c'est des documents de Universa Laus II que je m'inspirerais...)

  La sanctification n'est pas quelque chose qu'on fait, ce n'est pas une invention ou un exploit (alors qu'elle demande beaucoup d'inventivité et que c'est de l'héroïsme), c'est une écoute de et une réponse à la sainteté de Dieu (dans la communion des saints), comme le chant grégorien est une écoute de et une réponse à la Tradition du chant de l'Eglise. C'est la soumission toute joyeuse et reconnaissante à ce qui nous dépasse et nous précède. Ce n'est pas de l'improvisation, ni de la fabrication, même si chaque chemin de sainteté est unique, original et particulier. Tout chant nouveau du chant ancien, tout chant nouveau selon le chant ancien est unique et particulier, mais il s'inscrit dans la communion du chant saint.

 Quand je dis aux enfants que le chant est 90% d'écoute, je n'exagère pas. La sainteté est au moins autant d'écoute.

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 Les documents officiels de l'Eglise sur la musique religieuse demandent à ce que ce cette musique soit sacrée (sainte) et de valeur vraiment artistique (belle).
 Va pour le côté esthétique (beauté, valeur artistique, travail fini de recherche et d'ajustement), c'est tellement tributaire de la culture où l'on baigne. Et pour bien baigner dans la culture il faudrait tellement d'efforts de formation, d'études et de pratique. C'est pour cette raison là que les directives de reforme liturgique vont toujours de paire avec une très forte exigence sur la formation liturgique et musicale du clergé et des fidèles. Mais il faut se demander si ce n'est pas aussi en partie le trop d'efforts qu'on a demandé à certains clercs des années 50, le trop de tour de force, une manière trop efforcée d'imposer le chant grégorien (dans l'interprétation en vogue à ce moment là, lui même soumis à un mensuralisme de binaire et ternaire, oubliant son côté organique, libre, facile, séduisant) qui lui a value cette gifle post-conciliaire.
 Pour ce qui est du côté sacré... où saint?  J'aurai aimé argumenter en faveur de la santé de la musique religieuse aussi: qu'elle soit saine, c'est à dire organique. Qu'elle porte le (sens et la compréhension du) texte, qu'elle ne se farce pas d'artifice. Qu'on respecte les accents, la mélodie de la langue qu'elle sert... mais justement, on aurait du mal du coup avec le chant grégorien, qui, surtout lors des mélismes, se permet des libertés inouïes avec la compréhension du texte, avec ses accents etc... parce que justement, ici s'installe un langage musical hors texte, d'une certaine manière, tout en commentant le texte. En plus, grâce à l'écart avec le texte s'installe une faille qui permet de nicher le mystère. C'est dans ce sens que l'autre jour, quand à la messe des filles de bonne volonté avec leur guitares et leur flûtes nous ont proposé des chants du renouveau à contre-accents, retards de temps forts, syncopes à tout bout de champ -au point de rendre totalement incompréhensible le texte -pourtant vernaculaire, je me suis dit: Mais oui, si c'est pour réintroduire une atmosphère de mystère, pourquoi pas. Mais alors, pourquoi avoir abandonné l'incompréhensibilité de ce qui portait traditionnellement le mystère et le parler en langues? Le latin et son parler en langue mélismatique? L'Eglise a souvent voulu canaliser ces extravagances charismatiques. En coupant/castrant/mutilant les mélismes du chant grégorien suivant des critères de latinisme humaniste, cela a fait la triste version médicéenne du chant grégorien. En décommandant toute polyphonie qui nuit à la compréhensibilité du texte (trop de superpositions, d'emboîtements et répétitions par petits bouts de mots ou de phrases)...
 Revenons au caractère sacré (saint): Il suffirait de dire que c'est juste un terme de retranchement. D'opposition: Sacré est ce qui n'est pas profane. Déjà profane est un retranchement: ce qui n'est pas sacré. Sacré: Ce qui est coupé du monde. Ce qui est à part. Faudrait analyser ce qui rend à part du monde. La tradition. La conservation. Le survécu. Il y a mort (crucifixion) et résurrection dans ces phénomènes, si je ne me trompe.
 On est en plein problème du concile: Ouvrir les trésors de la foi au monde.... et de ses deux tendances: Faire entrer/avancer les trésors de la foi dans le monde. (Mal formulé: S'imposer au monde.) Laisser entrer le monde dans les trésors de la foi. (Mal formulé: se laisser imposer par le monde...) Tout le problème/programme d'incarnation, d'inculturation et de récapitulation.

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 C'est assez ridicule de dire que le chant grégorien est le chant de la tradition, parce qu'il a été chanté pendant pratiquement deux mille ans avant le concile de Vatican II. Tout simplement, ce n'est pas vrai. Ce que nous appelons chant grégorien est un remixage entre le chant romain (pour les textes) et le chant gallican (pour les mélodies) de l'époque carolingienne, d'après les experts en tout cas (je sais bien qu'il y en a qui continuent à attribuer ce chant à St Grégoire)... Il a tenu jusqu'à la renaissance plus ou moins, mais déjà bien submergé dans une fioriture de chants latins populaires qui s'y attachaient: séquences, proses, tropes... Le concile de Trente l'a voulu délivrer de ces en-trops. En même temps, après ce concile, par souci de (re)latinisation (classique) on a simplifié les mélodies dorénavant mutilées. (Les mélismes qu'on avait imposé aux voyelles de cette langue étaient seulement possible si on la considérait comme une langue sacrée, et non pas comme une langue vivante.) C'est le plein chant romain. L'église française s'est inventé son propre chant latin à partir du 17e siècle, en retouchant même les textes (18e)... c'était le plein chant néo-gallican. ll n'y a qu'à la fin du 19e siècle qu'on restaure le chant grégorien à partir des manuscrits antérieurs à la Renaissance. Le concile de Trente voit réalisé son rêve bien après le concile Vatican I qui avait d'autres chats qui chantaient dans les rues de Rome à fouetter. Disons que cette Tradition se chante pendant une cinquantaine d'années, avant d'être victime de l'esprit du concile  (Vatican II) qui, ici au moins, ne suivait en rien les écrits du concile.
 Ce n'en est pas moins la Tradition. (Même si elle a été délaissée entre la renaissance et sa restauration.)
 La Tradition n'est pas un passé, c'est la qualité d'un présent. Ce n'est pas un avenir, c'est le cadeau du présent dans le Christ. Il faut une certaine sensibilité, le fameux "sentire ecclesiam" pour être dans cette Tradition. C'est le fruit de travail et de discernement. De prière et d'engagement. D'humilité et de patience, d'obéissance, de docilité et de fidélité.

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 Le chant, comme la vision est une piste d'incarnation. Je ferais mieux de dire: Le chant, comme l'écoute, est une piste d'incarnation. Ou: L'écoute et le chant est une piste d'incarnation comme la vision et l'icône. Comme la méditation et la prédication. Et tout chemin d'incarnation est un chemin de sanctification à condition de ne pas s'auto-incarner, ni s'auto-dévorer, mais à incarner ce qui nous dépasse, nous précède et nous devance en amour, beauté et vérité. Au ciel, ce sera le chant des anges et la vision béatifique. Ce n'est pas le chant d'une décénnie, ce n'est pas le chant d'un lieu particulier, c'est un chant universel et atemporel, dont le chant grégorien s'est décanté comme un des meilleurs modèles.

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Lettre à un curé qui traîte le chant grégorien d'un de mes singularismes.

Bonjour

 Vous savez, ce que je ferai le jour où je prendrai la résolution de ne plus rien faire qui risque de me singulariser?

Je ne fréquenterai plus Jésus.
Et je ferai comme ma génération, je n'irai plus à la messe, sauf pour un mariage, un enterrement ou un baptême.
Et si jamais j'y allais, je resterai bouche cousue au dernier rang.

Je regarderai la télé et je lirai les journaux à trois sous.
Si je ne regarde pas la télé et ne lis pas les journaux à trois sous, c'est que je n'ai vraiment pas envie qu'on me raconte à la messe ce qui se chante et ce qui se raconte à la télé et ce qui se lit dans ces journaux (aussi liturgiques qu'ils soient, ce n'est pas ça, la parole vivante qui vivifie une paroisse, qui, elle, demande un peu de travail original -et singulier- au curé, un travail autre que celui qui consiste à faire du coupé collé sans nommer les sources dans ces journaux..). (Moi aussi -singularité à part- je sais lire...)

 C'est malgré tout étonnant que l'effort pour faire conforme à la Tradition, aux rubriques, aux décisions du concile et aux instructions de l'Eglise universelle finit par vous singulariser à ce point. C'est comme je disait à l'évêque: Il ne faudrait quand même pas que dans une église où on cultive les liturgies qui ne fâchent pas (donc on permet tout), la seule qui vienne à fâcher, c'est celle qui s'en tient aux rubriques et chants officiels de l'Eglise.


 Quand à l'offertoire, je sais bien que vous n'avez pas envie de vous occupez de rubriques en ce moment, laissez-moi vous dire malgré tout, que c'est, là où il y a un musicien au service d'une paroisse, le moment où ce musicien a carte blanche. Au point que ça me choque quand à la messe grégorienne annoncée à Notre Dame, c'est l'orgue qui joue un morceau à ce moment là au lieu du chant de l'offertoire grégorien.
 Et pourquoi c'est l'heure du musicien? Parce que les rubriques précisent que s'il n'y a pas de chant ou d'autre musique, le prêtre PEUT dire ces bénédictions de table à haute voix. (Nouvelle présentation générale du missel 2002 au numéro 142b.) Il est sensé les dire normalement à voie basse en donnant place à la musique. Il peut les dire à haute voix s'il n'y a pas de musique. Donc il peut toujours, même s'il n'y a pas de musique, les dire à voix basse.
 Pour moi c'est symptomatique d'un dysfonctionnement post-concilaire très fréquent: On ne sais pas très bien différencier entre l'interdiction, la recommandation et la permission. Les rubriques ne prévoient pas qu'il faut dire ces paroles à haute voix et interdire la musique qui est comme recommandée à ce moment là... (ce n'est pas de ma faute si ma singularité à ce moment là, c'est d'être le seul musicien qui est prêt à se dévouer à la tâche du chant à cette heure et cet endroit: Mais si je fais mon devoir, je réclame aussi mes droits. Et ce n'est pas du chantage. Le musicien aussi a une vocation. Lui aussi, il a une sensibilité.) Ma singularité, c'est de ne pas me singulariser par rapport à la Tradition et aux recommandations des chants à ce moment là: je chante ce que prévoit l'ordo cantus missae (un livre qui indique pour les messes les chants officiels de l'église romaine à chanter) et le missel: le chant de l'offertoire du graduel romain ou du graduel simplifié. J'en ai assez de la musique vernaculaire à ce moment là pour ne pas me mettre à en chanter d'autre que celle à laquelle m'obligent déjà les habitudes prises par le peuple assistant à la messe.

 Comme vous m'avez fait part de votre malheur sacerdotal et pastoral de priver le peuple de ces paroles si précieuses et si riches et si profondes sur l'offrande du pain et le vin, j'ai choisit l'offertoire du graduel simple, beaucoup plus court (enfin, il prévoit des versets de psaume tant que dure l'offertoire que j'ai omis...). Mais vu le temps que vous prenez à mettre la table etc, j'aurai très bien pu chanter l'offertoire classique, sans piétiner sur ces paroles. C'est tout ce que je me suis permis de dire après la messe... Parce qu'avec l'abbé Combalbert, ce n'est pas pareil: Contrairement aux rubriques, il met la table et prépare les espèces avant la messe, et en trois secondes, l'offertoire est joué...

 Côté "permis, possible, interdit, recommandé", c'est comme pour les langues vernaculaires, et le chant grégorien: Il est devenu permis/possible de célébrer en vernaculaire, et il est devenu possible de remplacer les chants grégoriens (qu'effectivement, dans le Lot, on ne chantait pratiquement pas non plus avant le concile, justement on ne connaissait pratiquement que des messes basses, récitées, plus tard dialoguées sans le chant propre de l'Eglise, des vraies messes chantées, on les attend toujours) par des cantiques vernaculaires (encore qu'il faudrait qu'ils soient appropriés et approuvés), et ce fameux dysfonctionnement incapable de différencier et de nuancer -et donc singulièrement intégriste- en a tiré: que dorénavant, le français et les cantiques sont obligatoires, et le latin et le chant grégorien interdit.

 Très singulière, cette masse, et ce consensus.

 Jg

 PS sans vous demander ce que vous avez fait des autres masses qui étaient attachées à ces bancs de communion, ces chaires, ce latin. Est-ce qu'il faut vraiment attendre que le dernier de ces saccageurs se soit éteint pour reconstruire l'église à zéro?

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